• Dernière présentation en vol d'un Spitfire XIV (SG 103) à Melsbroek le 12 Juillet 1952.
  • Récit relaté par le Capt Tony de Maere d'Aertrijcke.
  • Article tiré de son livre :"Haute Passion - Mémoires d'un Pilote de Chasse"

 

 

 

12 Juillet 1952 - Meeting OTAN à Melsbroek.

Texte : Tony de Maere d'Aertrijcke

 

A cette époque, l'entraînement opérationnel des jeunes pilotes se faisait toujours sur Spitfire et il y avait tant d'accidents que la presse s'en était mêlée et demandait des explications. Elle réclamait aussi des mesures draconiennes pour faire cesser l'hécatombe.
Cela mettait, j'imagine, l'état-major en difficulté, et il fût décidé d'ouvrir le grand meeting de l'OTAN en 1952 par une démonstration acrobatique sur Spitfire : peut être la preuve vivante de ce qu'un Spitfire était capable de réaliser et "d'encaisser" sans mal, ferait-elle taire les pilotes en chambre qui le prétendait dangereux. "Il fit tant et si bien, déclarerait le lendemain un journaliste, que quelqu'un dans la foule s'est écrié : Ce n'est plus de l'acrobatie, c'est de la polémique"
Toujours est-il que comme j'aimais l'acrobatie à basse altitude et ne m'y entendais pas trop mal, la Force Aérienne m'avait confié cette démonstration.


C'était le 12 Juillet 1952.

Le premier grand meeting aérien de l’OTAN allait bientôt commencer et la foule s’était déjà amassée derrière les barrières Nadar qui bordaient la piste 02.
D’où nous étions, sur la partie sud de l’aérodrome de Melsbroek, on pouvait voir au loin sa masse sombre qui s’étirait sur plus de trois kilomètres, ainsi que la multitude des drapeaux qui, tout au long de la piste, claquaient au vent.
Couché dans l’herbe à côté de mon Spitfire, j’observais les quelques rares flocons blancs qui filaient encore en se déchirant vers l’autre extrémité de la plaine. Bientôt, le ciel serait clair et bleu d’un bout à l’autre, intensément.
Si le ciel, miraculeusement, s’était dégagé, permettant d’évoluer sans contrainte, le vent en contrepartie, promettait d’être fort gênant : il dévierait immanquablement toutes mes évolutions, car le programme d’acrobaties que je m’étais fixé devait se dérouler exactement dans l’axe de la piste, c’est-à-dire avec un vent de travers à 90°. En outre, l’atterrissage sur la piste qui nous était réservée serait difficile, voir impossible ...

Dans le bleu intense, je voyait s’élever, de côté au-dessus de moi, la masse impressionnante de ce long moteur de 2200 cv et les cinq pales noires de son hélice.
Nous appelions le Spitfire XIV “La brute volante“, et dans les débuts, il faut le dire, il nous impressionnait passablement par son bruit, ses vibrations, et sa fâcheuse propension à “rouler“ et à virer à chaque changement de régime. Mais avec un peu d’habitude, on oubliait ces inconvénients et il ne restait alors qu’admiration pour cette machine racée, nerveuse et souple comme un pur-sang...
Pourtant, parqué au milieu de la volée de Jets, mon Spitfire, dont contrairement aux autres appareils, le nez pointait en l’air, mon vieux Spitfire avait l’air un peu anachronique.
Je savais bien d’ailleurs que se serait un chant du cygne, et si, malgré les quelques centaines d’heures de vol que j’avais, à l’époque, amassées sur Meteor, j’avais accepté cette démonstration, c’était bien par amour pour ce vieux souvenir, pour ce vieux style de la chasse qui jadis m’avait impressionné.

Il restait encore vingt minutes avant l’heure „H“, mais malgré moi, je regardais ma montre de plus en plus souvent. Je n’éprouvais rien de bien particulier, sinon, de loin en loin, un certain accès de „trac“ qui émergeait du fond de ma conscience et accélérait pour un temps les battements de mon cœur. C’était gênant, mais pas trop.
L’heure „H“, enfin était venue, et maintenant, face à la piste, stick dans le ventre, lunettes sur les yeux, j’avançais doucement la manette des gaz.


Les crachotements irréguliers que mon Rolls Royce Griffon émettait au ralenti se transformèrent en un rugissement, plein et profond.
L’huile et le glycol avaient atteint la température voulue ; le moteur ne changea guère de ton lorsque, l’une après l’autre, je coupai les magnétos. Le reste des instruments n’avait guère d’importance, car il faisait beau. Tout était bien.
A quelques secondes près, c’était l’heure ; je lâchai les freins et poussai à fond la manette des gaz.
L’aiguille du boost atteignit 12 et celle du compte-tours 2700. Je poussai le palonnier à fond vers la gauche et dans le vent tourbillonnant qui me fouettait le visage (car on décollait alors cockpit ouvert), la piste se mit à défiler à vive allure sous mes ailes.


Le premier numéro était, je l’avoue, assez impressionnant, car il fallait prendre une vitesse folle et, contrairement à la plupart des autres figures, les manoeuvres qui suivraient ne me permettraient guère de „tricher“.
Après la montée à 7000 pieds et un dernier virage pour perdre les deux minutes qui me restaient, je me retrouvai au point souhaité, dans l’axe de la piste. Je basculai alors légèrement pour faire apparaître, „quart avant“, entre le moteur et l’aile, cette piste et cette tribune qui serviraient de référence à toutes mes figures. La bande de béton, frangée du ruban noir de la foule, semblait étrangement lointaine, figée et impersonnelle, mais l’appréhension de l’échec me monta à nouveau un instant au coeur. L’avion bascula et plongea sous la poussée des commandes et, tandis que les poussières de l’habitacle montaient lentement autour de moi, le Spitfire XIV „SG 103“ piqua vers la terre en miaulant.
A 450 miles à l’heure, la piste se ruait maintenant vers moi et lorsque je vis confusément tribunes et drapeaux rejetés vers l’arrière, au delà de mon aile gauche, je tirai sur la manche et montai droit dans le ciel.


La lourde pesanteur m’écrasa un instant tout entier sur le siège, le throttle, le palonnier. Puis tout devint plus clair, plus léger, et enfin les deux bouts d’ailes que j’observais furtivement arrivèrent à la verticale de l’horizon. Stick à fond à gauche... Rien ne me sembla bouger, mais lorsque le soleil réapparut pour la deuxième fois derrière moi, je tirai doucement le manche en arrière, fermai les gaz et me retrouvai sur le dos.
J’étais à la verticale de la tribune et le vent m’avait „soufflé“ vers l’intérieur de la plaine.
Il faudrait donc tricher doublement, continuer quelques instants sur le dos et obliquer imperceptiblement pour me remettre dans l’axe de la piste. Un tonneau fit chavirer terre et ciel autour de moi, puis je lançai à nouveau mon vieux Spit à la verticale vers le sol.
Pour le tonneau en plein piqué, il ne fallait pas traîner, car le sol s’approchait à une vitesse vertigineuse et les nombreux entraînements auxquels je m’étais astreint m’avaient appris que c’était „tout juste“.

Contre toute attente, alors qu’il était au bout de sa carrière et devait entrer incessamment en inspection, mon „SG 103“ avait tenu le coup depuis des semaines. Les seules fois où il m’avait fallut emprunter l’avion de réserve, un appareil tout fraîchement repeint et doté du nouveau tear-drop canopy, cela avait systématiquement „foiré“.
Un jour, même, j’avais été sur le point de sauter en parachute. Le ciel était gris et bas ce jour là, mais j’avais voulu m’entraîner quand même, au dessus de la première couche nuageuse. Pendant un passage sur le dos, le moteur avait „cafouillé“, puis s’était arrêté. Il ne voulait plus reprendre. En moins de deux, je m’étais retrouvé en descente dans le brouillard.
Accroché à ma vitesse et à l’aiguille de virage, car l’horizon artificiel avait chaviré, je voyais sur le côté l’aiguille de l’altimètre qui ne cessait de tourner. Le sol montait ! ...
Si ce fichu moteur ne reprenait pas dans les trente secondes, il allait falloir sauter... Après quelques secousses et grognements, il reprit... pleinement, chaudement.
C’en fût néanmoins fini, ce jour-là, de mon entraînement, et depuis lors, j’eus pour ce Spit une respectueuse méfiance.


L’appréhension sporadique qui m’avait habité avait fait place maintenant à la tension que requérait la précision des manœuvres. A nouveau, la piste montait vers moi. Plus bas... plus bas !
C’était une question de doigté, de volonté et de coup d’œil. Finger-tip touch, comme me disait jadis mon moniteur.
Il fallait, pour que le show soit réussi, faire semblant de boucler les loopings et les ressources tout juste au ras du sol. L’impression de vitesse en serait d’autant plus forte. Le tonneau à très basse altitude était une manœuvre délicate, mais je m’y étais tant entrainé que c’était presque devenu une routine.

Il fallait lever le nez un petit peu au-dessus de l'horizon... à peine, sinon le tonneau se ferait en montant, puis basculer sur la gauche, repousser le stick à fond en avant pour tenir le nez haut sur le dos et inverser par deux fois le palonnier. L'horizon pivota comme autour de la piste et toute la terre sembla projetée d'un coup autour de moi.

Je montais à nouveau pleins gaz dans le soleil. Ce Spit était merveilleux ! Finie la pesanteur, finie la servitude de la terre. Moi, j’étais en plein ciel, libre, puissant, merveilleusement, et je vivais dans une grandissante exaltation.
Aux loopings succédèrent des Immelmann, des passages sur le dos, des tonneaux et bien d’autres figures encore...

Maintenant, il était temps d’en finir, car il ne me restait qu’une minute et la Tour venait précisément de me le dire.
Faisant une entorse au règlement, je passai une dernière fois au-dessus de la foule, et fis le plus beau tonneau du monde en montant. A cette seconde même, j’entraperçus en un éclair la silhouette du Fokker S14 qui passait en trombe au-dessous de moi.


Devant moi le Rolls Royce Griffon chantait un chant de victoire : ce show ne serait pas un échec.
Et ce chant toujours aussi régulier et fidèle me remplissait d’une joie profonde.

Par delà mes cocardes, je voyais dériver lentement le damier vert et brun de la terre ou le bleu profond du ciel.
Là-haut, dans ma solitude, je contemplai une dernière fois ces ailes fines, ce nez profilé et puissant, cet habitacle, qui avaient peuplés jadis mes plus beaux rêves de jeunesse.

Dernier Spitfire… Merveilleux Spitfire !


Capt Tony De Maere d'Aertrijcke.
 

  

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